Une éthique pour l’Europe

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Conférence Morality and Politics, Vienne, le 7 décembre 2002

Conférence Morality and Politics, Vienne, le 7 décembre 2002

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Professeurs,
Mesdames, Messieurs,

C’est peut-être plus au philosophe et au moraliste qu’à l’homme politique qu’il incombe d’analyser la relation entre la politique et l’éthique, entre l’exercice de la puissance publique – notamment mais pas uniquement – et les considérations d’ordre moral.

Je tiens cependant à exprimer ma pensée à ce sujet.

J’ai souvent constaté, au cours de ces années, que la politique, sa pratique concrète, était souvent hérissée d’imprévus et de risques, pavée de bonnes intentions perdues ou de sages décisions qui ont abouti à des mesures pratiques négatives, malheureuses, si ce n’est iniques, et j’en ai conclu qu’il faudrait reprendre le dialogue entre éthique et politique. La suprématie de la raison instrumentale et le désintérêt vis-à-vis du politique ont déjà causé trop de dégâts pour que l’on puisse se désintéresser de ce dialogue nécessaire.

C’est la raison pour laquelle, à mon avis, il ne faut jamais, sous aucun prétexte, faire de distinction entre l’exercice des fonctions politiques et les considérations d’ordre moral.

Il faut faire fusionner politique et éthique de la façon la plus noble possible.

Bien que distincts, ces deux éléments se soutiennent mutuellement.

L’Europe a le souvenir – un souvenir tragique – d’un rapport faussé entre morale et politique. Nous ne pouvons plus accepter que la politique soit chargée d’enseigner et d’imposer aux hommes la vertu. De graves crimes ont été commis au cours du siècle passé au nom des valeurs et des vertus. Mais nous ne pouvons pas non plus accepter la dévaluation de la politique qui résulterait des modèles du scepticisme, du pragmatisme ou du nihilisme, et qui finirait par consacrer l’indifférence au destin de l’homme et de sa communauté civile.

Accepter à nouveau de confronter morale et politique revient à faire acte de confiance en l’homme et au rôle positif que l’homme peut jouer dans l’histoire; cela revient aussi à affirmer que l’action et la pensée politique ne sont pas “indifférentes” au destin de l’homme.

Je voudrais m’arrêter aujourd’hui sur certains aspects de notre action qui montrent mieux que d’autres, me semble-t-il, la dimension politique et morale de l’Union, et qu’il convient de reconnaître et de renforcer.

Je me réfère aux rapports entre science et société, au dialogue interculturel, aux rapports avec le Sud et avec le marché, à notre rôle international et à la dimension spirituelle et religieuse de l’Europe.

Ce sont des problèmes qui nous obligent à mener une nouvelle réflexion, à proposer de nouvelles solutions et de nouvelles règles, si nous voulons vraiment répondre aux attentes et aux espérances placées dans le projet européen, et si nous voulons donner une pensée et une âme à l’Europe.

Dans le contexte européen, l’autonomie de la politique, la « raison d’Etat», qui – dans ses conséquences extrêmes – amène à considérer la politique comme une fin en soi, n’a pas de raison d’être.

La fonction idéale de l’Europe et l’insistance sur les principes et les valeurs comme objet d’action politique – il suffit de penser à la doctrine et à la politique européenne des droits de l’homme – sont peut-être le meilleur exemple de l’équilibre que nous, européens, cherchons à atteindre.

La politique, ne peut en effet faire abstraction de l’éthique, mais elle doit établir un rapport spécifique avec elle.

Comme le disait André Malraux : « on ne fait pas de politique avec de la morale, mais on n’en fait pas davantage sans».

Science et société

Les rapports entre science et société sont un exemple de notre conception des rapports entre politique et morale. La dimension morale des choix politiques dans le secteur de la recherche scientifique et de ses applications est devenue un point très délicat au cours des dix dernières années, du fait du développement des nouvelles technologies.

Nous voulons intégrer la dimension éthique dans notre travail et notre réflexion. Même si – ou, peut-être, précisément parce que – l’Union européenne n’a pas compétence pour régler directement les questions d’éthique, elle peut remplir un rôle important de guide pour expliquer le débat et favoriser le dialogue: l’Europe est « l’expression de traditions et de cultures différentes» et la « gestion » de ces diversités fait partie son patrimoine génétique. Il est donc fondamental de valoriser le dialogue entre la communauté scientifique, les écoles philosophiques, les groupes culturels, les religions, pour que l’échange d’opinions et d’idées sur une série de questions fondamentales telles que l’impact éthique des nouvelles technologies sur les futures générations et sur la dignité humaine apparaisse possible.

Le problème du rapport entre notre action politique et certains principes et valeurs sur le plan culturel et religieux ne se pose d’ailleurs pas seulement dans le domaine scientifique.

Dialogue interculturel

Le dialogue entre religions et culture, en effet, n’est plus seulement une question de politique extérieure mais une nécessité fondamentale, intérieure, de nos sociétés.

Comme j’ai eu récemment l’occasion de l’affirmer, à propos des rapports entre l’Europe et la Méditerranée, aujourd’hui cette frontière entre méditerranéens du Sud et du Nord n’est plus la mer.

C’est dans nos sociétés, dans nos pays, que les communautés venues du Sud dans des temps reculés ou récents développent de nouvelles formes de cohabitation.

Ces dynamiques n’ont rien à voir avec les aspects de sécurité et de répression des comportements illicites, mais promettent de s’épanouir dans de nouvelles expressions sociales.

C’est là que doit donc se concentrer notre attention.

À cet effet, j’ai constitué un groupe de sages qui commencera ses travaux en janvier, et qui est chargé de réfléchir au dialogue interculturel en Europe et dans la Méditerranée et d’avancer des propositions concrètes pour le faire progresser. La «question méditerranéenne» constitue, à mon avis, un laboratoire pour élaborer des solutions applicables à plus grande échelle.

Le but de la politique européenne consiste en effet à instaurer et à promouvoir la paix, la tolérance et la coexistence.

Le projet politique de l’Europe unie a solidement contribué à mettre un terme aux conflits et aux luttes inhumaines pour l’illusoire conquête d’espaces, de régions, de zones frontières entre pays voisins, qui ont entraîné des pertes irréparables en vies humaines et la persistance de sentiments hostiles.

Aujourd’hui, les principes éthiques dont se sont inspirés les pays de l’Union, consacrés dans le préambule des traités constitutifs, ont conquis les esprits et les cœurs des pays européens qui ne sont pas encore membres de l’Union les ont incités à franchir le pas et à demander leur adhésion, tout en acceptant de d’adapter progressivement mais avec détermination aux règles inscrites dans notre communion d’intentions et d’objectifs.

“La paix” est un mot banal, mais uniquement pour ceux qui n’en ont pas ressenti l’absence. Elle représente au contraire l’expression la plus haute de la cohabitation humaine.

L’Europe unie la vit et se propose d’agir pour que cette conquête dure. La paix, ce n’est pas seulement l’absence de guerre. C’est également l’expression d’une solide éducation à la concorde, à l’entente, à la coopération, à la solidarité..

Le rapport avec le Sud

Le monde – y compris l’Europe – a besoin d’entente, de concorde (ne nous lassons pas de le proclamer).

Entente avec tous – avec les plus forts, sans jalousie, sans ressentiments ni hostilité.

Mais entente également avec les plus faibles, notamment les plus pauvres.

Il est facile d’affirmer que la paix est une conquête bien fragile et éphémère tant que le monde connaît des régions et des continents entiers dans un état de misère – précisément – et par conséquent d’assujettissement, si ce n’est d’esclavage.

C’est facile à dire.

Mais c’est beaucoup plus difficile de se rendre compte que cette situation nous offense à tous égards.

Nous avons tenté de remédier à cette situation explosive par des élans parfois remarquables et de bonnes intentions. Nous sommes parvenus à remédier provisoirement à certains fléaux.

Nous devons cependant repenser notre rôle, notre devoir de personnes et de peuples nantis envers ceux qui souffrent et meurent parfois par notre faute.

Il est insensé d’imaginer que nous pourrons nous isoler et survivre dans notre monde en maintenant le rapport actuel avec des mondes déshumanisés par la misère.

Tel est le message fort – de rage et d’impuissance – que j’ai perçu à lors du sommet de Johannesburg.

Peandant ce sommet, j’ai compris que nous, les riches du monde, nous commencerons à remplir notre tâche lorsque nous remplacerons une politique dite d’aide au développement par tout ce qui découle de l’éthique d’un rapport d’égalité entre des peuples et des individus.

Changement d’autant plus difficile lorsque des périodes de déclin ou de crise frappent nos populations, notamment certaines catégories de travailleurs.

Nous devons trouver une réponse à la question fondamentale, dans les rapports Nord – Sud et dans les sociétés européennes, à savoir la profonde insatisfaction actuelle engendrée par les niveaux actuels de justice sociale et de participation sociale.

Au moment de la chute du mur de Berlin, la défense et la promotion des droits de l’homme – c’est-à-dire la lutte contre le totalitarisme sous toutes ses formes – et l’adhésion au marché étaient devenues la force de cohésion entre les différents courants de pensée.

Les questions que nous sommes appelés aujourd’hui à résoudre exigent cependant des solutions nouvelles.

Les rapports avec le marché

En particulier, il importe de mener une nouvelle réflexion portant également sur nos rapports avec le marché.

L’époque des dogmes est désormais révolue.

Les années quatre-vingt-dix appartiennent au passé et les certitudes qui les caractérisaient ont disparu avec elles.

La prétendue supériorité des affaires et du marché sur la politique n’est plus d’actualité.

On a dorénavant compris que nous ne vivons pas “dans le meilleur des mondes possibles” et on ne se fait plus d’illusions sur l’existence d’une “croissance illimitée”.

Du reste, les affaires Enron et WorldCom montrent qu’une nouvelle conception de l’économie et de ses rapports avec la société est nécessaire. D’autre part, ce n’est pas le marché en tant que tel, mais une conception fondamentaliste du marché, qui a fait disparaître le lien entre la richesse réelle et les ressources financières, qui n’a retenu que les aspects financiers du marché en occultant complètement ses fonctions sociales.

On demande toujours plus d'”honnêteté” dans le comportement des autorités publiques et des entreprises.

Le contexte européen est adapté et mûr pour ce débat sur le marché, sur l’État providence, sur les tendances démographiques, sur la question de l’immigration et du développement durable.

Aux origines mêmes de l’Europe, du reste, le marché n’était pas jugé parfait, mais était considéré comme un lieu où la liberté, les interactions sociales, la connaissance et le respect des autres pouvaient être favorisés.

L’idée de lier étroitement capitalisme et maximisation des profits est désormais inacceptable.

Il est toujours plus évident qu’aujourd’hui – si les choses ont jamais été différentes par le passé – le capitalisme a un besoin important de collaboration et de confiance réciproque.

Cela signifie qu’il a besoin de codes moraux qui garantissent coordination et coopération dans les rapports de travail, dans les relations économiques, dans les transactions commerciales.

Les institutions, y compris les institutions européennes, doivent se placer dans cette optique.

Certains modèles d’éthique et de comportement ne peuvent être rétablis par des invocations morales générales, mais nécessitent un nouveau type de régles. Il n’est pas absolument vrai – ce que montrent les crises récentes – qu’un marché complètement déréglementé, dépourvu de modèles, “amoral”, soit le marché le plus efficace. La confiance du marché, qui constitue également une confiance sociale, dépend aussi de l’existence de règles de principe partagées par le corps social.

Le débat sur la globalisation exige une attention particulière de la part de l’Europe, car il constitue l’expression d’un malaise diffus, d’une demande pressante de réponses nouvelles aux nouveaux défis et aux nouveaux problèmes auxquels nous sommes confrontés.

Nous devons aller au-delà des étiquettes et des symboles.

La protestation pacifique constitue l’expression d’intérêts et d’exigences bien plus répandues et diverses que ce que l’on veut nous faire croire. Nous pouvons, certes, ne pas être d’accord avec certaines analyses et certaines solutions proposées et, dans certains cas, nous ne devons pas l’être.

Il serait cependant impardonnable de ne pas tenir compte d’une exigence aussi forte, si nous n’assumions pas notre devoir politique qui consiste à écouter la voix – parfois désespérée – de notre société et à jouer un rôle de médiateur entre les différentes positions qui se font jour.

Le rôle de l’Europe dans le monde

Une approche européenne des relations internationales apparaît également: nous avons choisi la voie du multilatéralisme et non celle de l’unilatéralisme, nous voulons utiliser la force de persuasion et des idées et non celle de la coercition. Nous sommes bien loin de cette “raison d’État”, cette realpolitik, qui sont justement nées sur notre continent.

Notre conception de la puissance est celle d’une “force du droit” par opposition au pouvoir discrétionnaire absolu, à l’absence de cadre général de référence. Notre insistance à propos du protocole de Kyoto, de la Cour pénale internationale, de la place centrale des Nations unies, de la nécessité de renforcer et de démocratiser la gouvernance mondiale, constituent l’expression concrète de cette approche. L’initiative “everything but arms” représente un premier pas important; de nombreuses autres actions devront suivre.

L’Europe ne sera vraiment en mesure de jouer un rôle dans le monde que si elle parvient à présenter un projet politique fort de structure internationale plus efficace et plus démocratique.

La dimension religieuse et spirituelle

Toute réflexion sur l’avenir de l’Europe se doit d’aborder la question des dimensions spirituelle, religieuse et éthique.

Je suis en effet convaincu, je le répète, que l’Europe a besoin d’une pensée et d’une âme.

Je profite de cette occasion, entre autres, pour vous annoncer qu’en vue de réfléchir sur ce thème, j’ai décidé, avec l’aide de M. le professeur Michalski, de réunir des intellectuels et des hommes politiques européens dans un groupe ad hoc.

L’édification de la nouvelle Europe sur les valeurs fondamentales qui l’ont façonnée au cours de son histoire et qui trouvent leurs racines également dans la tradition chrétienne bénéficiera à tous quelles que soient leurs traditions philosophiques ou spirituelles.

Au moment de poser les bases d’une nouvelle et grande Europe, il ne serait pas juste, au regard de la réalité historique, de marginaliser les religions et les mouvements sur lesquels la culture et l’humanisme dont l’Europe est légitimement fière ont été et sont encore fondés.

Cela ne signifie nullement que l’exigence de laïcité des États et, par conséquent, de l’Europe, soit méconnue ou simplement reléguée au second plan. Cela signifie que l’on tient compte des racines de l’Europe, que constituent l’humanisme, le Siècle des Lumières, le patrimoine gréco-romain, mais aussi sa dimension religieuse et spirituelle.

Reconnaître cet héritage ne revient pas à transmettre un message de rejet et d’exclusion. En effet, c’est sa capacité de brassage et d’assimilation d’influences et de cultures très différentes qui constitue la véritable force de l’Europe. Comment mettre entre parenthèses le christianisme, le judaïsme ou l’islam dans une Europe que nous voulons pluraliste, ouverte et tolérante?

La séparation des affaires publiques et de la religion ne peut pas revenir à nier ou à ignorer le fait religieux et tous ceux qui s’y reconnaissent.

Je pense également qu’un dialogue sain et ouvert entre les institutions communautaires et les confessions religieuses est actuellement nécessaire et possible. C’est pour cela que notre Livre blanc sur la gouvernance européenne fait référence à la participation et à la consultation des communautés religieuses. La semaine prochaine, nous suivrons cette orientation avec un document de travail relatif à un nouveau système de consultation.

Aujourd’hui, j’ai voulu partager avec vous quelques réflexions sur des thèmes très importants qui peuvent difficilement être traités en aussi peu de temps.

J’ai cependant souhaité vous faire connaître mon profond attachement pour ce débat dont dépend véritablement notre capacité à élaborer un nouveau projet politique pour l’Europe et la capacité de celle-ci à contribuer à une gouvernance mondiale plus juste.

Merci.


Tr@nsit online, Nr. 25/2003
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