Tchèques, Allemands, Autrichiens: la gestion d’un passé douloureux

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Commentaire sur Jacques Rupnik, “Das andere Mitteleuropa: Die neuen Populismen und die Politik mit der Vergangenheit” (Transit 23)

L’article «L’autre Europe centrale» présente un tableau en apparence très noir de la situation politique dans cette région. Mais le risque de nouveaux populismes est-il si prégnant ? La véritable crainte de tout un courant intellectuel français ne serait-elle pas plutôt de voir surgir au travers de l’élargissement de l’Union européenne le spectre de la fameuse «Mitteleuropa» ? Cette vision pessimiste a culminé au moment de la réunification et n’est pas resté sans conséquence sur le terrain économique : pendant que les Français se lamentaient au début des années quatre-vingt-dix sur l’influence allemande en Europe centrale, d’autres agissaient – c’est ainsi que les Pays-Bas sont aujourd’hui le premier investisseur étranger en République tchèque. Cette méfiance, perceptible également aux frontières orientales du grand voisin allemand, se trouve réactualisée aujourd’hui dans le contexte de l’élargissement de l’Union européeene : le parti de l’ancien premier ministre tchèque, Vaclav Klaus, ne clame-t-il pas que tous les postes-clefs concernant l’élargissement sont tenus par des Allemands ? Même si cette affirmation est erronée, elle révèle l’étendue des soupçons au sujet d’une soi-disante instrumentalisation germanique des structures européennes : pour dire les choses clairement, l’Allemagne serait en passe de rétablir sa domination sur toute l’Europe centrale ; qui plus est, elle manigancerait pour que l’élargissement de l’Union européenne à ces pays lui serve à écarter ses adversaires (notamment la France) dans la course au leadership de ladite Union.

Mais le fond du problème est-il vraiment là ? Le clientélisme habituel de la CSU en Bavière represente-t-il toute l’Allemagne ? A force de généraliser, ne risque-t-on pas d’infléchir toute une analyse des nouveaux populismes dans un sens exagérément pessimiste ? La déclaration du premier ministre Viktor Orban, exigeant l’abrogation des décrets Benes avant l’entrée de la République tchèque dans l’Union européenne, a ainsi pu être comprise comme mettant «de fait un terme à la coopération centre-européenne de la décennie», parce que les autres premiers ministres du groupe de Visegrad ont annulé une visite à Budapest en signe de protestation. En réalité, la «coopération centre-européenne de la décennie» bat de l’aile depuis bien longtemps, et pas seulement à cause de M. Orban. Aussi détestable que soit la démagogie préélectorale du premier ministre hongrois, cette crise passagère ne peut être tenue pour le signe irréfutable que l’Europe centrale tout entière est en train de basculer de la démocratie vers le populisme. Comme dans le cas d’Edmund Stoiber, il s’agit surtout ici de ne pas mésestimer l’articulation entre des logiques électorales locales et les positions idéologiques réelles, une articulation d’autant plus décisive pour le diagnostic d’ensemble que les premières obéissent à des conjonctures courtes : leur convergence fortuite avec les secondes promet donc elle aussi d’être de courte durée. La réduction de l’Europe centrale, pour les besoins de l’analyse politologique, à une zone allant de la Bavière aux confins du Danube laisse d’ailleurs malencontreusement de côté le pays le plus important de la région, la Pologne, qui ne donne pour sa part aucun signe inquiétant. Autant dire que la vision catastrophiste d’une Europe centrale phagocytée par les populistes alpins n’est peut-être pas autant d’actualité que l’on pourrait le croire.

Elle l’est d’autant moins que les acteurs majeurs de l’intégration européenne, dont Bruxelles, l’Allemagne et la France, ont toujours fermement refusé d’entrer dans le débat artificiellement créé sur les décrets Benes et qu’il n’a jamais été question de les inclure dans les négociations sur l’adhésion. Alors quel est le véritable problème ? Qui est véritablement tenté d’instrumentaliser le processus d’élargissement de l’Union ? Autrement dit, qui sont les acteurs de la controverse historique récemment née autour des décrets Benes et quel en est l’enjeu ?

Les adeptes principaux de la réactualisation du débat autour des décrets Benes sont certaines associations radicales d’Allemands des Sudètes expulsés de Tchécoslovaquie entre 1945 et 1947, dont la plus puissante, la sudetendeutsche Landsmannschaft, est installée à Munich. Depuis les années cinquante, ces groupes radicaux réclament le retour de leur citoyenneté tchécoslovaque et des compensations pour leur expulsion forcée. Jusqu’aux années quatre-vingt-dix, ils n’avaient rencontré qu’une indifférence générale. Pourquoi ? Parce que l’expulsion des Allemands après la guerre a concerné toute l’Europe centrale, pas seulement la Tchécoslovaquie, et qu’elle est généralement tenue pour une conséquence irréversible de la politique d’agression nazie. En outre, dans le cas tchécoslovaque, l’expulsion a débuté alors que le pays était encore sous le joug des troupes d’occupation soviétiques et américaines et elle a été officiellement entérinée par les Alliés à la conférence de Potsdam le 2 août 1945. Enfin, le gouvernement communiste tchécoslovaque, sûr du soutien soviétique, affichait une parfaite indifférence à ces revendications. Depuis 1990, en revanche, la situation a bien changé. Les intellectuels tchèques qui, pour leur part, ont longuement réfléchi au caractère immoral de l’expulsion et à ses conséquences sur l’instauration du régime totalitaire communiste dans leur pays, sont arrivés au pouvoir : c’est ainsi que le président Havel fraîchement élu a présenté aux Allemands les excuses de la nation tchèque. De plus, les Allemands des Sudètes radicaux se sont progressivement saisis, au cours des années quatre-vingt-dix, de l’opportunité représentée par une tendance générale des démocraties occidentales à réévaluer la notion de moralité dans le jugement porté sur l’histoire, autrement dit à appliquer rétrospectivement à des crimes passés des critères de jugement actuels (condamnation morale parfois assortie d’excuses ; esclavage, génocide arménien, guerre d’Algérie, abandon des Harkis, assassinat de Patrice Lumumba, en sont quelques exemples récents.) L’expulsion des Allemands des Sudètes a ainsi été présentée comme l’un de ces crimes oubliés qui exigeait d’être reconnu. Enfin, la République tchèque, candidate à l’Union européenne, est aujourd’hui placée en situation de faiblesse vis-à-vis de l’Europe de l’Ouest, notamment d’un autre pays fraîchement admis en son sein mais qui a du mal à trouver sa véritable place : l’Autriche. Le contexte des relations tchéco-autrichiennes est d’autant plus intéressant à étudier que l’Autriche est l’un des piliers de l’apparent danger populiste qui menace l’Europe centrale.

Il convient tout d’abord de souligner que, à la différence des Allemands (de l’Ouest), les Autrichiens n’ont jamais été confrontés à une réflexion historique en profondeur sur leur participation au régime national-socialiste et se sont contentés de la formule complaisante de «Première victime de l’agression hitlérienne.» Le sentiment d’horreur lié aux crimes nazis qui empreint la plupart des nations européennes, dont les Tchèques, est donc loin d’être aussi partagé en Autriche. De plus, il faut savoir que, au tournant du XXème siècle (donc bien avant la naissance de la République tchécoslovaque), l’idéologie national-socialiste naissante n’a pu se développer en Autriche que grâce au soutien des groupes radicaux… d’Allemands de Bohême et Moravie (ultérieurement désignés comme «Allemands des Sudètes.») Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Jörg Haider, qui représente la filiation (même moderne et démocratique) de ce courant intellectuel fort dans la vie politique autrichienne, continue à défendre toute revendication «sudète.» Enfin, il faut rappeler que la grande majorité du public et la plupart des élites politiques autrichiennes ont ressenti les récentes sanctions européennes comme une véritable humiliation nationale qui, loin de les mener à s’interroger sur les liens sulfureux du pays avec l’extrême-droite, les pousse à s’affirmer à tout prix sur la scène européenne : quel meilleur moyen pour cela que de se poser en donneur de leçons à la République tchèque candidate ? Les déclarations acerbes du premier ministre tchèque Milos Zeman se peuvent se comprendre que dans ce contexte – même si elles restent inexcusables. Son interview dans le magazine autrichien Profil témoigne d’ailleurs de la réciprocité des hostilités : dans une mise en scène involontairement réminescente du film de propagande nazi Le Juif Süss (on n’entrevoit de Milos Zeman en couverture qu’un oeil injecté de sang, un nez busqué et une bouche cupide), sur fond noir le titre en rouge : «Les Nouvelles Attaques» avec cette présentation réductrice : «Sur Jörg Haider : ‘Un homme politique pro-nazi’, Sur la centrale nucléaire de Temelin : ‘Et combien d’Autrichiens ont soutenu la politique d’Anschluss en 1938 ?’, sur les Allemands des Sudètes : ‘Les Allemands des Sudètes étaient des traîtres – l’expulsion était plus clémente que le peloton d’exécution.’» Ces citations sont largement extraites de leur contexte pour en accentuer le caractère infâmant et s’abstiennent de mentionner que 90% des Allemands des Sudètes ont voté en 1938, lors d’élections libres, pour un parti sudéto-allemand ouvertement nazi.

En fait de confrontation explosive entre tradition et modernité dans les pays alpins, ne devrait-on pas tout simplement parler d’insuffisance de réflexion historique ? Celle-ci caractérise non seulement les Autrichiens et les groupes radicaux d’Allemands des Sudètes, mais aussi la communauté scientifique allemande qui traite de la Tchécoslovaquie contemporaine : la «deutsche Bohemistik.» C’est pour avoir osé exposer les liens passés entre cette communauté et le national-socialisme que l’historienne allemande d’origine tchèque Eva Hahn a été licenciée avec fracas du Collegium Carolinum (Munich) après dix-neuf ans de carrière. Les ratés dans les relations bilatérales entre l’Allemagne et l’Autriche d’une part, la République tchèque de l’autre, ne sont pour l’essentiel qu’un problème interne aux pays germaniques dans la gestion de leur passé. C’est cela que l’Union européenne peut souligner avec profit aujourd’hui.

Tr@nsit online, Nr. 23/2002
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Muriel Blaive, Chargée de recherches IHTP/CNRS, rattachée au Cefres à Prague